vendredi 27 novembre 2009

Chapitre II.4, premier tableau



Le Sanctuaire Marin n’était pas un lieu totalement féérique, loin s’en fallait. Chacune de ses régions recélait un lieu de désolation, comme l’incohésion des Bermudes dans l’Atlantique Nord, ou le gouffre de Charybde dans Pacifique Sud. Mais aucun n’était plus lugubre que les Lits des Noyés, ce cimetière fangeux de l’Atlantique Sud, quelques part dans les profondeurs sous le pot-au-noir. Aucune route maritime ne passait par là, et aucun Marina ne s’en approchait jamais. L’auraient-ils voulu qu’ils en auraient été incapables. On ne pouvait se rendre aux Lits de Noyés, on ne pouvait que s’y perdre, à moins d’y avoir été appelé par l’Ange des Noyés en personne, et c’était un appel que chacun priait pour ne jamais entendre. Même eux s’y étaient rendus à contre cœur, et pourtant sans délais, car ils savaient que des deux demeures où siégeait Mar-nu-Falmar, de ces champs funèbres et de la pyramide de corail rose, l’une était pareille à son visage et l’autre semblable à son âme.

Ainsi était venu Rauros de Scylla, six fois craint et une fois déploré, au beau visage albuginé et androgyne paré de longues boucles de jais, dans son écaille d’or blanc rehaussé de malachites, des flans de laquelle jaillissaient les gueules de serpentine de ses molosses.

Angfauglir de Céto avait investi les lieux de sa masse énorme et adipeuse, sa face turgide fendue par son éternel rictus carnassier, engoncé dans son écaille d’or gris, de citrine et de nacre comme un cachalot carapacé de plaques épineuses et boursoufflées.

Et sans le masque micronésien qui couvrait ordinairement sa face ichtyoïde, ses yeux globuleux, ses oreilles aussi collées que des ouïes, sa bouche charnue et étirée, exsangue et muqueux d’une façon qui laissait bien peu espérer que l’or rouge serti de cyanites et de viridines pût en faire oublier la laideur ne fût-ce qu’un instant, Dagnir de Dagon les avait rejoints, empreint du dégoût qu’éprouvait immanquablement quiconque s’aventurant dans les limbes brumeuses du Pacifique Nord.

Avec une patience inégalement supportée, tous trois attendaient en le fixant que l’Ange des Noyés voulût bien leur exposer les raisons de son appel. La suffisance de l’atlante avait beau les exaspérer, ils ne se seraient jamais aventurés à la contrarier. Mar-nu-Falmar était l’homme lige de l’Amiral Sorrent et celui par qui les écailles qui les protégeaient avaient retrouvé leur gloire d’antan. Commandant tout comme eux, entre tous ses secrets il avait su garder celui de sa puissance, et nul n’aurait pu se targuer de savoir jusqu’où celle-ci s’étendait. Rauros faisait frémir par son apparente douceur à la mesure de la cruauté dont on le savait pouvoir faire preuve, Angfauglir était craint pour sa force brute, et Dagnir pour l’étrange laideur de son cosmos qui s’accordait de façon si dérangeante avec celle de son repoussant visage. Mar-nu-Falmar, lui, l’était pour le mystère qui l’entourait, et cette appréhension là ne pouvait se raisonner.

L’Ange des Noyés finit par détourner son regard du vaste champ d’algues constellé de dépressions fangeuses qui exhalaient un vague relent de putrescence. « Poséidon ne bougera pas, affirma-t-il aux trois Commandants. » Le ton était aussi désenchanté qu’écœuré, et un miroitement blafard passait sur son écaille séraphique.

L’imposant Commandant de l’Océan Indien lâcha un gargouillement atrabilaire avant de laisser échapper sa hargne. « Pas bouger ? Comment il pourrait pas bouger ?! Athéna chez nous, avec une poignée de trouffions, et la moitié de moules, ça se rate pas une occasion comme ça !

- Le fait est… siffla l’inquiétant et séduisant Rauros de sa voix singulièrement suave et chuintante. Pourquoi l’Ebranleur du Sol laisserait passer la chance de mener à bien la guerre qu’il n’avait pu qu’incomplètement diriger il y a quinze ans ? Parce que c’est Athéna qui l’a libéré pour mendier son aide ?

- Et après ? gronda de nouveau Angfauglir. Parce qu’elle est conne faudrait plus y toucher ? Moi je dis si la chouette tourne bécasse c’est une raison en plus qu’il faut l’embrocher et la passer au saloir ! »

Mar-nu-Falmar posa un regard dédaigneux sur le Commandant de l’Océan Indien. La force brute de Céto en faisait un allié qu’il valait mieux ménager, mais les manières grossières d’Angfauglir ne manquaient jamais de froisser d’une façon détestable le raffinement de l’atlante. « Et cependant il en est ainsi, reprit-il en ravalant son mépris. A cause d’un détail que vous ignorez : Julian Solo, l’hôte humain de l’Empereur des Océans pour cette génération, n’est plus.

- Mort ? releva surpris le Commandant du Pacifique Sud. Voilà qui est inattendu… Même assoupie, la volonté de l’Ebranleur du Sol aurait dû protéger son avatar humain. Cette mort ne peut pas être le fait du hasard.

- Sans aucun doute » acquiesça l’Ange des Noyés qui supportait infiniment mieux l’intelligence de l’envoûtant Rauros que la rudesse obtuse d’Angfauglir. « Julian Solo n’a pu qu’être assassiné, et certainement pas par un être inconsistant. Soit Athéna a jugé plus sage de se débarrasser de l’enveloppe charnelle de Poséidon, soit un fou a pris quelques précautions en prévoyant effectivement de s’introduire dans le Sanctuaire Marin.

- Et c’est pour entendre ça qu’on s’est fait gardien des poiscailles… maugréa l’héritier de Céto. Pas reluisant le Vieux de la Mer s’il ose même pas empaler une pucelle sur son propre terrain.
- Les Dieux sont limités par leur nature, répliqua sèchement Mar-nu-Falmar. Pour agir au-delà de l’élément qui leur a été attribué ils doivent se réincarner et s’approprier le libre arbitre des humains. Sans corps, Poséidon en est réduit à jouer avec la température de l’eau et l’amplitude des marrées. Même si la situation nous est favorable, l’Ebranleur du Sol ne pourrait en profiter, à moins d’avoirs recours à son corps originel.

- Et alors où est le problème ? grogna de nouveau Angfauglir.

- Il ne le fera pas, professa Rauros, devançant l’Ange des Noyés dont il ne connaissait que trop bien les limites de la patience. Encore moins depuis la disparition d’Hadès. Poséidon a déjà encaissé de nombreuses défaites, une chance qu’il laisse s’échapper ne lui importera pas beaucoup plus. En revanche il craint de disparaître, comme tous les Dieux. Si un jour il a recours à son corps originel, ce sera lors d’une guerre définitive qu’il aura planifiée longtemps à l’avance. Certainement pas à l’improviste pour profiter de circonstances favorables. Athéna a beau être à sa portée, il ne lèvera pas la main sur elle.

- Lui non, intervint sobrement l’inquiétant Dagnir. »

Les autres Commandants se retournèrent vers l’héritier de Dagon. De lui ils savaient presque aussi peu de choses que de Mar-nu-Falmar, sinon que l’affronter revenait à mettre en jeu sa santé mentale presque plus encore que physique. Hormis l’Amiral Sorrent et l’Ange des Noyés, personne d’étranger au Pacifique Nord ne s’était jamais aventuré au cœur de ses limbes. Les Marinas de l’Arctique et du Pacifique Sud se gardaient bien d’en dépasser les frontières. Quelques égarés s’y étaient perdus, quelques uns en étaient revenus, mais ils y avaient laissé leur raison. Jusqu’à Achab et Ned Land, les deux Capitaines sous les ordres directs de Dagnir, qui tout en passant pour des combattants valeureux avaient également la réputation de ne plus être totalement sains d’esprit.

Debout dans la fange abyssale où il s’enfonçait jusqu’aux chevilles sans dégoût apparent, Dagnir se tenait au bord d’une des grandes marres d’algues qui formaient les Lits des Noyés, et il contemplait avec une attention malsaine les visages, à peine visibles au travers du fucus vésiculeux, des cadavres que l’océan avait refusé de rendre à la terre. Les émanations virides se reflétaient sur sa face de mérou dépigmentée, et les bourrelets de son cou pulsaient au rythme lent d’une étrange exaltation difficilement contenue. « La tempérance de Poséidon ne devrait pas suffire à garantir la sécurité d’Athéna en ces lieux, reprit il en laissant échapper l’un des gargouillis qui lui tenait lieu de rire.

- Quoi, on devrait… réagit Angfauglir qui connaissait régulièrement quelques éclairs de lucidité lorsqu’il était question d’un mauvais coup en puissance.

- Précisément, acquiesça Mar-nu-Falmar. En agissant seuls nous dédouanerions Poséidon de toute responsabilité. Athéna ne pourra le lui reprocher.

- L’Amiral… commença Rauros avec une moue dubitative.

- Sorrent est les yeux, les oreilles et la voix de Poséidon, l’interrompit l’Ange des Noyés. Ce qu’il fait engage directement la responsabilité du Dieux des Océans. Si nous le lui demandons, il n’aurait d’autre choix que de nous refuser son accord. Et Bauglir du Kraken lui est dévoué corps et âme, l’engager à nous rejoindre équivaudrait à impliquer Sorrent.

- Et le Léviathan ? s’enquit Rauros. Son absence ici signifierait-elle que lui aussi vous compteriez le tenir à l’écart ? A moins que vous n’ayez déjà partagé vos projets avec votre disciple préféré ?

- Ëarendil n’est pas sûr. »

Une vague de perplexité glissa sur les Lits des Noyés. L’héritier de Scylla se tourna vers le sud, scrutant l’horizon de son regard émeraude comme s’il avait pu le prolonger jusqu’à l’Antarctique et scruter son chaos de glaces et d’abîmes, jusqu’à la haute tour de basalte qui servait de repère à la bête reptilienne, plus bardée d’épines, de griffes et de crocs que nulle autre créature océanique, et dont tous s’employaient à entretenir la quiétude. Tel était le pouvoir du Léviathan dont personne pourtant n’avait jamais provoqué le courroux, mais dont tous connaissait néanmoins l’ampleur destructrice, car c’était une appréhension qu’ils portaient en eux de la même façon que leur allégeance à l’Ebranleur du Sol. Une emprise que Rauros avait longuement enviée avant d’acquérir une prestance similaire, celle des êtres qui n’ont pas à exhiber leur excellence pour asseoir leur ascendance. Scylla était ainsi également. On ne pouvait lui faire face et surveiller en même temps ses flans. Sa menace était imprévisible, assujettie à la Volonté de Scylla à qui seule appartenait le choix de l’instant où cristalliser les craintes. Et plus que tous les précédents gardiens du Pacifique Sud, le beau, l’intelligent Rauros savait se montrer judicieux dans ses décisions.

Lentement, il écarta une boucle d’un noir brillant qui avait occulté son regard, en reportant celui-ci sur l’Ange des Noyés. « Je ne suis pas certain de comprendre. En quoi ne serait-il pas sûr le Commandant de l’Antarctique, celui que vous avez formé vous-même, le plus puissant des serviteurs de Poséidon selon vous ? Le Léviathan est le Cerbère des océans, il ne sait que mordre ceux qui l’approchent et lécher les doigts de son maître, les vôtres en l’occurrence. Il écoutera ce que vous avez envie qu’il entende. Je suis même persuadé qu’il aurait tué Solo si vous lui aviez dit que c’était dans l’intérêt de Poséidon.

- Ce cher Rauros, sourit Mar-nu-Falmar, toujours à se laisser emporter par son imagination. Non mon ami, le décès de Julian Solo est bien antérieur à la venue d’Athéna, il s’en faut de deux ans, et ni moi ni Ëarendil n’y sommes pour quelque chose. Mais il y a du vrai dans tes paroles, le Comandant de l’Antarctique tuerait n’importe qui aveuglément. » Le visage si beau et délicat de l’atlante se crispa, et les rides haineuses altérèrent tant sa grâce naturelle qu’il en devint un instant aussi repoussant que l’héritier de Dagon. Celait n’arrivait jamais que rarement, fugitivement, mais c’était assez pour rappeler à tous ceux qui en aurait douté que sa délicate apparence n’était qu’un très incomplet reflet de sa personnalité. « N’importe qui, reprit-il en ayant maîtrisé sa colère intérieure, sauf sa propre sœur. Et c’est là ce qui nous coûte son appui. Ëarendil n’est pas sûr parce qu’Ëarramë n’est pas fiable. Trop indépendante, trop fouinarde, trop circonspecte… La Commandant de l’Atlantique Nord ne suit pas un ordre sans le juger, et si elle considérait nos projets comme contraires à son devoir, elle n’hésiterait pas à s’opposer à nous.

- Qu’elle essaie ! rugit Angfauglir en levant un poing embrasé de son cosmos ambré. Elle fera pas long feu la dragone, je pourrais lui briser l’échine entre deux doigts !

- Oh tu le pourrais certainement… susurra Rauros, si tu ne claquais pas des dents à l’idée de ce que tu subirais en retour entre les mâchoires du Léviathan… »

Le colossal Commandant de l’Océan Indien bondit vers Scylla dans un hurlement sauvage pour lui arracher la tête. Il ne s’immobilisa qu’à la dernière seconde, ses mains sur le cou de l’androgyne, qui pourtant n’avait pas bronché ni même cessé de sourire. Rauros savait reconnaître le geste inachevé avant même qu’il ait débuté. Rauros savait tout. Angfauglir écarta les mains en éclatant d’un rire pervers et guttural. « J’ai pas peur de lui ! Céto n’a peur de personne, et certainement pas de cet iguane léthargique !

- Alors Ëarramë doit mourir, trancha Dagnir.

- Répète-moi ça ? demanda calmement le Commandant de Scylla.

- Si Ëarramë meurt au Sanctuaire ou de la main d’un des leurs, s’expliqua le Commandant de Dagon, alors la bête des abysses ouvrira la gueule et rien ne pourra l’empêcher de faire un carnage. Cette guerre que Poséidon ne peut déclencher, qui nous ferait passer pour des traîtres si nous la menions sans son accord, cette guerre arrivera malgré tout, et ce sera la vengeance du Léviathan.

- Tu condamnerais l’un des sept Commandants de Poséidon pour en jeter un autre dans la folie ? reprit l’androgyne, dont l’éternel sang froid faisait douter du moindre étonnement qui aurait pu motiver ses questions.

- Nous n’aurions qu’à le soutenir comme le feraient de véritables frères d’armes, et Poséidon n’y serait pour rien. Il restera neutre, et Athéna tombera malgré tout… »

La sentence fut saluée d’un lent applaudissement. « J’ai toujours su quel être fourbe et machiavélique se cachait sous les écailles de Dagon, déclara Mar-nu-Falmar. Ta laideur n’est rien comparée à la perfidie de ton cœur, Dagnir, si tant est que tu en aies un. Et c’est bien ainsi, car les véritables serviteurs de l’Ebranleur du Sol n’ont que faire de la droiture quand elle ne leur permet pas de s’élever au-dessus du statut dans lequel ils végètent depuis des siècles. Ton avis est celui que nous suivrons : Ëarramë doit être sacrifiée sur l’autel de Poséidon.

- Mouais, renifla Angfauglir… Enfin aux dernières nouvelles Sorrent l’avait pas envoyée au Sanctuaire la dragone ? J’aurais rien contre lui ouvrir le bide, mais le faire là-bas et en douce, c’est pas gagné.

- Fiez-vous à moi, gloussa gravement Dagnir. Les jours de la Commandant de l’Atlantique Nord sont comptés, je ferai ce qu’il faut pour ça.

- Nous fier à toi ? releva le protégé de Scylla. Certes non. Mais je ferai une exception pour ce qui est de fomenter un assassinat. Pour ça je pense effectivement pouvoir te faire confiance. »

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