samedi 5 décembre 2009

Chapitre II.4, second tableau



« Est-ce la peur qui racornit tes burnes de taurillon, ou les grandes gens des terres ensoleillées ont-ils si peu de fougue qu’ils tolèrent le viol de leur demeure ? » La voix grondante et méprisante du Baphomet rebondit longuement entre les innombrables colonnes du temple du Taureau avant de s’estomper, sans rien récolter du jeune colosse campé au milieu de la grande salle. Andram ne bronchait pas, et ne bougea pas davantage lorsque l’ancien roi des Dvergar fit faire un moulinet à son labrys, projetant un courant d’air cinglant comme une lame qui vint percuter les bras croisés sur la poitrine du Chevalier d’Or. Durin esquissa un sourire dans sa barbe de rouille, d’acier et d’argent, en reposant son arme en travers de ses épaules. Il fallait un bon adversaire pour faire un bon combat, et celui-là paraissait meilleur qu’à première vue. Les grands costauds dans son genre se révélaient trop souvent décevants. Puissants certes, mais avec des veines trop longues pour que leur sang parvînt à irriguer en même temps leurs poings et leur cervelle. Les Nains n’avaient pas ce problème, pas même Durin qui était l’un des plus grands d’entre eux. Il était aussi fort que le plus fort des géants, tout en ayant la tête assez près du sol pour ne pas risquer de voir sa raison s’envoler sous le coup de l’excitation. Même en cet instant où son lourd manteau en plumes de corbeau se soulevait, gonflé par l’envie d’en découdre. Son Alcarinquë, vibrait, tintait presque du souvenir du marteau qui l’avait forgée dans l’attente des chocs plus graves qu’elle était destinée à encaisser.

Mais l’affrontement se faisait attendre. De guerre lasse, Durin déplaça à nouveau sa hache pour la planter devant lui, callée entre ses cuisses, avant de sortir une pierre à affûter pour commencer à la passer et la repasser avec application sur le double tranchant. Une caresse, presque sensuelle, bien loin de ce que l’on pouvait attendre de ces doigts boudinés. Dramborleg se mit à chanter sous les soins de son maître, d’une vibration cristalline qui prouvait si besoin était à quel point son fil était aigu malgré l’impressionnante lourdeur qu’elle dégageait par ailleurs.

« Bel ouvrage » concéda placidement Andram qui ne semblait pas décidé à profiter de la situation pour lancer son assaut.

« Onc n’en a vu de pareil depuis la chute des Dvergar, renifla Durin sans interrompre son geste. S’il est quelque orgueil dans le port de ta coquille d’or, il fera long feu sous l’acier forgé en Nidavellir.

- De l’orgueil ? répéta Andram comme s’il se posait sincèrement la question. Non, je ne crois pas. Je ne suis que le Taureau de cette ère, ni le dernier, ni le premier. J’en retire de la satisfaction, mais pas de fierté il me semble.

- Décidément, l’indigence de ces temps me révulse la tripaille. Quelle médiocrité que le cœur qui n’éprouve aucune fierté pour la charge qui lui a échu.

- Je ne trouve pas, rétorqua le Taureau se départir de sa placidité. Je n’ai pas changé pour devenir chevalier. Je suis le même qu’avant, je n’ai pas forcé ma nature. Je ne vois pas en quoi je devrais me féliciter de faire aujourd’hui, et ce dont j’avais envie, et ce dont j’étais capable. » Andram décroisa ses bras pour poser une main sous son menton, l’autre sur sa nuque, et faire craquer ses cervicales. « Et puis jusqu’à aujourd’hui, on ne peut pas dire que j’ai eu à faire quoi que ce soit pour m’illustrer dans mes fonctions.

- Un jour pour la gloire, ou un jour pour la déchéance. Ta chance est venue taurillon, mais quel peu d’empressement tu montres à la saisir. Cependant, je ne saurais te blâmer pour ne point avoir trop d’espoir.

- Je ne sais pas, vous ne paraissez pas non plus particulièrement pressé de m’attaquer.

- Toi moins encore alors que je foule ton seuil, alors que ceux qui m’accompagnaient l’ont déjà dépassé.

- Je n’ai pas à m’en faire du moment que vous ne passez pas. Je ne vais pas me précipiter alors que le temps joue pour moi.

- Le temps est une catin qui s’offre inconsidérément à ceux qui la convoite. Peut-être ne le crains-tu pas mais le temps est également mon allié.

- Vraiment ? » Un sourire plus enjoué rehaussa la bonhommie d’Andram, dont les yeux vairons se voilèrent un instant pour aller chercher la confirmation de ce qu’il venait de ressentir. « Il n’en a pas l’air. Vos acolytes viennent seulement de franchir le temple des Gémeaux, et vous pouvez manifestement en compter déjà deux de moins.

- Je n’en ferais point gloriole à ta place, deux Lémures pour un Chevalier d’Or…

- Et vous feriez erreur, Eressëa n’est pas au Sanctuaire, le temple des Gémeaux était vide.

- Vide ? répéta le Baphomet surpris en levant un sourcil broussailleux.

- Si le pouvoir d’un chevalier absent suffit à venir à bout des vôtres, cette petite incursion tournera court d’ici peu. La seule menace ici c’est vous, il me suffit de patienter un peu et tout le Sanctuaire sera bientôt en mesure de se consacrer pleinement à votre petite personne.

- Ce qui ne serait que plus promptement advenu si nous étions demeurés ensemble. Patiente donc si cela t’agrée, plus longtemps se balancent les haches des Dvergar, plus lourds sont les coups qu’ils portent lorsque leur heure est venue… »

Le Chevalier du Taureau haussa un sourcil en se massant la nuque au travers de ses boucles cendrées. Il avait une vision très simple des choses et hésitait rarement dans sa conduite au point qu’il n’avait jamais réellement l’impression d’avoir à faire un choix. Aussi se sentait-il un peu déconcerté quand un manque de visibilité l’amenait à tergiverser. Les choses auraient dû être claires en la situation présente. L’adversaire était connu, ses hommes de main également. Les péripéties du Sagittaire à Asgard avaient prouvé que les Lémures étaient des adversaires dangereux, mais parfaitement négociables pour peu qu’on ne les mésestimât. Andram aurait dû se sentir tranquille. Sauf que certains des intérêts du Baphomet semblaient coïncider avec les leurs, et ça, c’était difficilement acceptable. Le Chevalier du Taureau connaissait toutefois un moyen très simple de se sortir d’un questionnement existentiel… « Pourquoi tenez-vous à ce que votre tentative d’invasion n’avorte que le plus tard possible alors que vous semblez en avoir accepté l’échec ? » : demander la réponse au principal intéressé.

« Alors toi tu ne manques pas de souffle ! s’exclama le Baphomet avec un grand éclat de rire. Compterais-tu réellement sur moi pour éclairer ta lanterne ?

- Je ne perds rien à demander en tout cas.

- Pas moins que je ne gagnerais à te répondre.

- Dans le cadre d’un enjeu peut-être ? »

Songeur, le Dvergr fourragea dan sa barbe tressée pour se gratter le menton. « Un pari ? Si je venais à être défait ta question n’aurait plus lieu d’être, et mort tu ne pourrais plus entendre la réponse.

- Une charge, une seule, proposa Andram en levant un doigt. Celui qui tombe a perdu. Si vous tombez vous répondez, si je tombe je vous laisse passer et je ne chercherai pas à vous rattraper. »

Après un instant de réflexion, Durin s’avança lentement pour venir se planter tête levée sous les naseaux du Taureau. Derrière les lunettes de son casque cornu luisaient d’excitation ses yeux aux iris de feu et aux pupilles de glace. « Tu es plus redoutable que tu en as l’air, Taureau. Mettre aussi simplement le doigt sur une de mes faiblesses… »

Eris se mit à pleurer à chaudes larmes. Cela arrivait souvent lorsque deux hommes qui avaient tout ce qu’il fallait pour s’étriper se serraient la main, et se la relâchaient sans avoir cherché à tirer avantage de cette emprise. Ils reculèrent, Durin jusqu’à l’orée et Andram jusqu’à l’issue du temple du Taureau.

Le Baphomet fléchit sur sa jambe avant comme s’il était sur le point de s’élancer, tout le poids de son corps porté au-devant de lui, seulement maintenu dans un équilibre précaire par le poids de son arme qu’il tendait en arrière à bout de bras. Un air glacial gonfla les plumes noires de son manteau en les recouvrant de givre, des runes d’argent s’illuminèrent sur chacune des parties de son armure, et le cimier de son casque s’embrasa en une langue de flammes bleues. Une pulsation sourde envahit le temple, pareille aux échos d’une forge lointaine où de lourds marteaux s’abattaient inlassablement sur d’impressionnantes enclumes.

Un autre son lui répondit. Un grondement à peine audible, celui de la pression croissante d’une famille de geysers sur le point d’être expulsés par des naseaux frémissants d’impatience. Andram avait posé ses deux mains sur les dalles de son temple, la corne unique de son casque pointant devant lui dans la promesse d’une charge furieuse. Le cosmos doré bouillonnait autour de lui et éclatait en grosses bulles gorgées d’énergie. Ce ne fut pas un taureau qui apparut au cœur de son aura, mais un troupeau entier dont tous les sabots raclaient le marbre.

« Serait-ce de la joie qui fait luire ainsi tes prunelles ? s’enquit Durin alors que les siennes scintillaient d’un égal contentement.

- C’en est, admit volontiers Andram. C’est la première fois que je vais pouvoir utiliser cet arcane au maximum de sa puissance, sans me retenir en prévision d’une éventuelle contre-attaque. Je sais que vous ne chercherez pas à l’esquiver.

- Quel être peut agir de façon aussi téméraire et pouvoir se targuer d’un esprit aussi lucide… Non jeune taurillon, quoi que me laisser déborder jusqu’à ce que tu offres ton flanc à ma hache soit assurément la meilleure stratégie à employer, je t’affronterai de face ainsi que tu l’espères. Mais content, ne le soit pas, car dès lors que j’ai accepté ton défi, la seule alternative qu’il me reste est d’arrêter ta charge en te pourfendant le crâne.

- Tout comme je ne peux espérer vous faire tomber sans vous encorner.

- Que l’un soit et que l’autre ne soit plus. Viens au roi des Dvergar, Taureau ! Dramborleg’s Sentence !!

- Frappe, Durin ! Pulvérisons l’incertitude et décidons d’un vainqueur ! Release of Géryon’s Wealth !! »

La déflagration était grave trop pour être perçue par une oreille humaine sans qu’elle y laissât son tympan. Au reste, aucune n’était sur la trajectoire de l’onde de choc qui se propagea perpendiculairement à la charge du Baphomet et du Chevalier d’Or. Elle atomisa silencieusement les murs latéraux du temple du Taureau pour survoler l’île du Sanctuaire et aller se perdre loin au-dessus de la Méditerranée. Mais si les personnes présentes sur la Colline Sacrée demeurèrent sourdes à l’impact, elles n’auraient pu manquer le tremblement naissant de la montagne ébranlée à sa base, ni l’embrasement de la seconde maison qui déchira la nuit d’une colonne de lumière montant jusqu’aux astres.



« Et un de moins, ricana l’un des cinq Lémures qui s’étaient arrêtés sur le perron derrière le temples des Gémeaux. Tout compte fait, il se pourrait que l’utilité de ce foutu nain ne se limitait pas à la création des Alcarinquë.

- Sûr, renifla un second. D’un coup je me sens un peu moins réticent d’avoir à servir un être aussi court sur pattes. Le Baphomet n’est rien face à Lucifer ou Moloch, mais il vient de prouver…

- Prouver ? Souvenir d’homme, mauvais esprit, qu’est-ce que le Baphomet pourrait bien avoir à prouver à ton insignifiance ? » Les cinq Lémures rentrèrent la tête entre leurs épaules, trop soumis pour seulement regretter de l’être. Celle qui les menait, encapuchonnée de son manteau ténébreux, ne souffrait pas la contestation. Son vouloir était leur volonté, ses décisions leur avenir. Peut-être était-ce là ce qu’en avait décidé Bélial lorsqu’il l’avait éveillée elle ainsi que ses trois semblables pour les diriger. A ceux-là seulement le Non-Mort avait rendu leurs noms ainsi que leurs émotions, alors que les cœurs des Lémures étaient demeurés froids, se contentant de battre pour irriguer leurs nouveaux corps sans jamais ralentir ni accélérer leurs pulsations. Ou bien n’était-ce pas le pouvoir du Non-Mort mais la raison pour laquelle il les avait choisi, eux les quatre Liches, les faiseurs de peur, capables de saisir jusqu’au vide des Lémures…

« Ce n’est pas fini, déclara la Liche. La hache du Baphomet est encore levée. Nous ne l’attendrons pas. Poursuivez, ainsi l’a-t-il ordonné, et ne vous retournez plus, ainsi je l’ordonne. »

Le cadavre de la quiétude libéra une nouvelle nuée de miasmes. Bourdonnante. Nauséeuse. Le calcaire des marches dégoulinait d’immondice, d’une traînée cosmique qui transportait moins la vastitude de l’univers que la poisse crasse de son apostasie.

L’ignoble attendait l’ignoble. Le temple du Cancer et ses hautes portes noires, que les Lémures, y trouvant peut-être quelque vague familiarité dans leur aspect sinistre, se donnèrent la peine de pousser sans les réduire en miettes. Ils dépassèrent la dalle scellée de l’étoile à cinq branches, pénétrèrent au plus profond de l’intimité du temple sans avoir rencontré plus d’opposition que celle de l’oppressant silence. La sortie était devant eux, au terme du couloir qui s’ouvrait sous le gigantesque orgue d’ébène et d’argent.

« Personne ici non plus, ricana l’un des Lémures. Et cette fois pas moyen de se perdre en route.

- Probablement pas » dit la Liche qui gardait l’ombre de sa capuche levée vers les visages hurlant silencieusement sur les tubes de l’orgue. « Et pourtant… Toi reste avec moi, vous quatre partez devant vous offrir la peau du Lion. Les ombres ici sont trop épaisses pour que rien ne s’en soit enveloppé. Allez. »

Le dernier Lémure à souiller le temple du Cancer sourit sous son casque, une laideur de grisaille chargée de quatre énormes yeux noirs aux multiples facettes. Sa mentonnière s’écarta en quatre mandibules métalliques qui s’entrechoquèrent en une série de petits claquements avides. « Vous savez qu’ils n’iront pas plus loin n’est-ce pas ? Je dirais qu’ils ne tiendront même pas aussi longtemps que ceux qui sont tombés à Asgard. Trois d’entre eux au moins. Mais peut-être que ce sera malgré tout suffisant pour que le Caladre Corrompu en tire avantage… J’ai été surpris que vous m’ayez choisi plutôt que lui pour vous assister ici, je sais que ses talents ont votre préférence parmi tous ceux de l’Armée des Fléaux.

- Il ne t’appartient pas de me juger, Lémure, répondit sèchement la Liche. Ni mes actes ni mes choix. Vous n’êtes rien, seulement des moyens mis à ma disposition pour que je parvienne à mes fins. Sers-moi car ton existence n’a pas d’autre but. On dit que nulle charogne en puissance n’échappe à l’Essaim de la Dégénérescence, c’est le moment de le prouver.

- Ne vous en faites pas pour ça. Lémure je suis, Lémure je ne resterai pas. Je vous servirai si bien que Bélial me rendra mon nom. Et alors ce sera à vous de trembler devant moi. » Le cosmos jaillit de son corps en sombres particules bourdonnantes. A chaque seconde plus nombreuses, elles s’envolèrent pour saturer l’air de leur vibration insidieuse. Les mouches de cosmos explorèrent les moindres recoins du temple, avant d’intensifier leur vrombissement strident en se regroupant au-dessus de la dalle scellée. « Là » fit laconiquement l’Essaim de la Dégénérescence en pointant l’endroit du doigt.

« Bien, acquiesça la Liche. Prouvons à cet impudent que ceux qui ont brisé les geôles du Tartare n’ont que faire de l’ancienne marque d’Hadès. » De longs doigts blafards aux ongles noirs et acérés sortirent de l’ombre du manteau pour esquisser une série de signes rapides. « Replica. » Une étoile à cinq branches enfermée dans un cercle apparut au-dessus de la dalle, un sceau de ténèbres en parfaite reproduction du sceau d’argent. « Revocation. » La marque invoquée descendit se plaquer à celle incrustée dans la pierre. Et la lumière trembla, luttant contre les ombres, jusqu’à ce qu’un voile doré apparût et se soulevât pour dissoudre le conflit.

L’Essaim de la Dégénérescence croisa les bras et inclina la tête de coté en observant l’apparition. « Vous, lâcha-t-il finalement. Et dans une armure d’or. Voila bien ce qu’il y a de pire à être devenu Lémure, impossible de savourer cet instant comme il se doit. Mais c’est l’intention qui compte après tout, sachez que si j’étais capable de la moindre émotion, j’exulterais de vous retrouver ainsi, Majesté Pandore. »


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