samedi 24 avril 2010

Chapitre II.4, quatrième tableau

La gardienne du troisième temple s’avança dans l’or épineux du Cancer, une moue dédaigneuse aux lèvres qui perçait difficilement la contrariété générale de son visage. « Vous auriez dû poursuivre votre chemin, je suis trop occupée pour m’intéresser à des vermisseaux de votre espèce, dit-elle sèchement en toisant ses deux visiteurs indésirables.

- Vermisseaux, répéta l’Essaim de la Dégénérescence… oui, c’est bien ainsi que vous nous traitiez lorsque vous veniez en visite au Tartare, Majesté. Mais ce temps là est révolu, et vous avez perdu votre titre lorsque le Sombre Monarque est tombé, Pandore. J’ai malheureusement perdu ma rancune à votre égard, mais je me souviens encore parfaitement de l’éternité pendant laquelle je l’ai éprouvée.

- Tes paroles me laissent aussi froide que la stèle à laquelle tu devrais parler. Je n’ai que faire de ta rancune, je suis Elerinna, Chevalier d’Or du Cancer, gardienne de la Bouche des Enfers et du quatrième temple du Sanctuaire.

- Elerinna, Pandore, peu importe le nom que vous vous donnez aujourd’hui. Je vais vous montrer la différence de pouvoir entre une âme déchue et un Lémure. Je suis l’Essaim de la Dégénérescence, second de l’Escadron des Fléaux, et…

- Et tu parles trop. Seki Shi Ki Meikai Ha ! »

Le cosmos doré ne scintilla qu’un instant sous leurs pieds, rapidement remplacé par la noirceur de l’espace où ils s’élevèrent ensemble jusqu’entre les pinces du Cancer. Là les attendait la multitude scintillante du Praesepe, la crèche des âmes, froide et fascinante, qui les attira à elle, les enveloppant de lumières qui ne rendaient que plus profondes les ténèbres entre elles.

L’effet ne fut toutefois pas celui escompté, si tant est qu’il y en eût un. Lorsque les murs du temple réapparurent, les adversaires du Sanctuaire étaient encore debout. « Désopilant, fit l’Essaim de la Dégénérescence. J’en rirais si quoi que ce soit pouvait m’amuser encore. Faire chuter un Lémure dans le Yomotsu Hirasaka, nous qui l’avons tous au moins déjà par deux fois traversé. Quelle déception… Vous étiez infiniment plus redoutable lorsque vous serviez Hadès. Peut-être souhaitez-vous que je vous envoie rejoindre votre ancien royaume où vous pourriez espérer recouvrer votre ancienne puissance… Malheureusement cela n’arrivera pas. L’Essaim de la Dégénérescence ne vise pas la mort, mais la naissance d’un autre essaim. Je ne vais pas vous priver de votre existence, Pandore, seulement vous en offrir une nouvelle, la même que le Non-Mort m’a offert… Grubs’s Feast ! »

Elerinna regarda sans ciller le nuage de particules noires fondre sur elle pour l’envelopper. Elle ne chercha pas à l’éviter, pas plus qu’elle ne chancela lorsque les mouches de cosmos se glissèrent entre son armure et sa chair. Elle les chassa d’un revers de main dédaigneux, et l’aura scabreuse s’évapora dans l’or des Saints. « Laisse-moi te dire une chose » annonça la Chevalier du Cancer au Lémure, que la surprise de son inefficacité avait fait reculer. « Je suis l’incarnation même de la vie alors que tu n’en es qu’une pâle caricature. Le cosmos que tu développes ne peut m’atteindre, et par conséquent, tes techniques aussi redoutables qu’elles te paraissent n’ont aucun effet sur moi.

- L’incarnation de la vie… » susurra la Liche sous le voile de sa capuche, depuis l’ombre de la colonne d’où elle avait observé l’affrontement sans chercher à intervenir. « C’est donc cela la marque sur ton front.

- Cette étoile ? » releva le Lémure en désignant le pentacle argenté, à peine visible sur la peau laiteuse de la gardienne.

« Un sceau de plus, pour capturer la vie. Pandore est bel et bien morte lors de la dernière Guerre Sainte. Ce n’est que son corps qui se tient debout ici, sa dépouille à laquelle une autre âme défunte à été liée. Pandore était trop proche du Léthé lors de la désagrégation des Enfers, son esprit s’est perdu définitivement dans l’oubli, il n’aurait pu avoir été ramené. Ce n’est qu’une marionnette à qui l’on a ordonné de vivre, tant que demeurera cet ordre, tes coups l’atteindront peut-être mais resteront sans effet. Tant que le sceau restera intact. » La Liche s’avança. Sa cape s’ouvrit, soulevée comme une aile sombre par la puissance ténébreuse qui se mit à suinter de tout son être, révélant une Alcarinquë à l’apparence d’un corps décharné. « Ce à quoi je peux facilement remédier. Réplica ! Revocation ! » A nouveau naquit un contre-sceau, luisant d’une noirceur hypnotique, qui lentement, inexorablement, vient se plaquer sur le front d’Elerinna.

« Vous lassez une patience que de surcroit je ne peux me permettre » grinça la Chevalier d’Or, sans s’inquiéter outre-mesure de la marque que venait de lui imposer la Liche. « Alors…

- Alors il est temps de mettre un terme à tes soucis et de te faire connaître le repos d’une existence de servitude ! » grinça l’Essaim de la Dégénérescence, gonflé de l’assurance qu’il n’existait aucun pouvoir que sa maîtresse ne pût dissiper. « Grubs’s Feast ! lança-t-il à nouveau.

- Greatest Caution ! » Elerinna avait écarté les bras, déclenchant l’éruption d’une sphère d’or parcourue d’éclairs indigos. Terrible arcane d’un Juge des Enfers porté par le cosmos d’un Gardien du Sanctuaire. Cette énergie là ravageait toutes les existences. Le temple du Cancer était intact lorsqu’elle se dissipa, mais totalement purifié, car pas une mouche de l’Essaim de la Dégénérescence n’avait été épargnée. Du corps même du Lémure, rien ne subsista…

« Misérables déchets… siffla Elerinna. Celui qui vous a ramené aurait été bien inspiré de vous redonner aussi un semblant de raison. Oser supposer pouvoir annuler un sceau tracé de la main même de Perséphone… Inepte.

- Fear. »

Le mot résonna de façon horrible au sein même de son esprit. La Chevalier d’Or vacilla, prise de nausées, assaillie de tremblements incontrôlables alors que son cœur s’affolait dans sa poitrine. Elle s’écroula à genoux, mains au sol, sa nuque trempée d’une sueur glaciale, le regard voilé par un filet de sang qui dégoulinait lentement par-dessus ses paupières. « Comment… est-ce possible… hoqueta-telle.

- Tant de certitude, et tant d’aveuglement, ricana la Liche en s’avançant devant elle. Tu étais tellement convaincue de mon erreur que tu as négligé l’évidence. Le pouvoir de l’Impératrice des Enfers est absolu, mais ta chair est éphémère. Ce sceau que je ne pouvais contrer, je n’ai eu qu’à le rompre en entaillant la peau sur laquelle il a été imprimé. Tu n’avais qu’à protéger ton front, et moi qu’à te convaincre que je n’allais pas l’attaquer de cette façon.

- Tu ne peux pas t’être suffisamment approchée pour m’avoir atteinte ainsi, l’arcane de Rhadamanthe t’aurait réduite à néant !

- Tu as été touchée par l’ombre de l’Essaim de la Dégénérescence, et là où passent les ombres ma main passe aussi. Je suis Deldùwath, la Liche de la Pestilence, reine des fléaux et de la corruption. Mes doigts sont lambeaux, ma voix est désespoir. Tu as laissé les deux te toucher, qui que tu sois, qui que tu fusses, désormais tu m’appartiens. »

Elerinna réduisit en miette une dalle de marbre en la frappant du poing. Elle se raidit, reprit le contrôle de sa respiration saccadée, et parvint à se redresser pour faire face à son adversaire. « Tu rêves ! assura-t-elle d’une voix qui se raffermissait de seconde en seconde. En brisant la marque de Perséphone, tu m’as retiré sa protection mais tu m’as fait redevenir totalement humaine. Et si les hommes connaissent la peur, ils peuvent aussi la combattre ! Et je reste une Chevalier d’Or !

- D’or ? s’esclaffa la Liche. regarde ton cosmos, il est déjà atteint.

- Tu as trop l’habitude des êtres faibles, tu ne me feras pas renoncer aussi facilement, pas plus que tu ne pourras me faire oublier que le cosmos est… » Elerinna ne termina pas sa phrase. Horrifiée, elle fixait les particules macabres qui constellaient l’aura qu’elle venait d’invoquer.

« Eternel ? reprit la Liche, le sourire de ses lèvres desséchées découvrant ses dents jaunies. C’est effectivement le cas, mais pas celui des êtres qui l’utilisent. Ce n’est pas LE cosmos qui change, c’est le tien, avec ta capacité à le ressentir. Bientôt l’or te sera interdit. Bientôt, ton aura sera tout à fait comme la mienne. » Deldùwath leva les bras et répandit l’ignominie. Son cosmos boursouffla, éclata en un nuage de petites formes noires et ailées, dont la nuée semblait porter une forme plus vaste. « Tu es… à moi ! cingla la Liche. Soul’s Plague. »

Elerinna aurait voulu hurler mais elle en fut incapable. La terreur. Si absolue qu’on la subit sans assez de conscience pour la combattre. Elle ne pouvait qu’agiter désespérément les bras, essayant vainement de chasser les projections qui volaient autour d’elle, se regroupant par instants pour fondre et la traverser de part en part avant de l’assaillir à nouveau. Et à chaque fois son esprit s’abîmait davantage, l’éloignant de ce corps qui remuait comme un pantin désarticulé…

« Ocean’s Anger ! »

La Liche de la Pestilence entendit l’invocation à l’instant où tomba sa victime nue, privée de l’armure du Cancer qui avait fini par quitter l’hôte qui lui était devenue étrangère. Le temple avait disparut, Deldùwath baignait dans un maelstrom de colère océane, dont les déferlantes incessantes ne s’écartèrent que pour laisser passer de terribles mâchoires.

Peu à peu le marbre émergea de l’écume, mais le calme ne fit pas même semblant de vouloir revenir apaiser les lieux. La bouche d’Elerinna, dont le regard vide trahissait l’abandon de son corps inerte, s’ouvrit et laissa s’échapper un filet de fumée nauséabonde qui s’épaissit jusqu’à former un nuage de noirceur crasse. Il se raffermit lentement, s’épancha de turpitude, et Deldùwath releva sa face pustulée, son Alcarinquë vierge de tout impact. « C’était… tout à fait déplaisant, grinça-t-elle en fixant la nuque de la nouvelle arrivante. Ce corps n’était pas assez corrompu pour faire un hôte convenable. Un corps que tu as cependant tout fait pour épargner, décidément, les Chevaliers d’Or semblent doués pour commettre les plus fatales des erreurs.

- Tout le monde peut se tromper… une fois, répondit l’intéressée en levant un doigt sans se retourner. Comme tu viens de le faire en me prenant pour une Chevalier d’Or. Ta première erreur. A la seconde tu perdras toute chance de remporter le combat. A la troisième, tu mourras.

- J’approuve, et en suivant ton propre compte tu as d’ores et déjà perdu. Tu aurais dû me faire face pendant que je reprenais forme.

- Cela m’aurait obligée à supporter ton haleine fétide. Tu pues autant que le cadavre d’une baleine échouée.

- De l’assurance, constata Deldùwath en ricanant. Beaucoup d’assurance. J’aime ça. Sais-tu pourquoi ? Parce qu’il n’y a rien qui corrompt plus les hommes que leur volonté à fuir leur peur la plus profonde. Et que ce sont les êtres les plus forts qui cachent les peurs les plus oppressantes. La connais-tu seulement, Ta peur ? Auquel cas je peux te la révéler, il n’est rien de plus aisé pour moi… » La Liche se pencha par-dessus l’épaulière épineuse, approchant ses lèvres sordides de la chevelure de jais. « Fear… » murmura-t-elle.

Le chemin vers les peurs, Deldùwath ne connaissait que ça. Mais là où elles auraient dû se trouver dans l’esprit que sondait la Liche, il n’était nul besoin d’apporter les ténèbres. Dans ce coin reculé de la conscience de son adversaire, il n’y avait rien, qu’un grand gouffre sombre et glacial, percé de deux lueurs rouges, sauvages. Des yeux qui ne recélaient pas la peur mais la faisaient naître. Deldùwath recula précipitamment.

« C’est tout ? demanda la jeune femme en levant un second doigt. Sache que la seule et unique peur d’un dragon n’a jamais été que de ne pas pouvoir sauver un être cher. Et le seul être qui m’est cher n’aura jamais besoin d’être sauvé. » Elle se retourna, et les ombres du temple de Cancer s’égayèrent de lumières océanes. « Je suis Earramë le Dragon des Mers, sœur du Léviathan. » Elle leva le troisième doigt. « Et tu es restée trop près de mes mâchoires pour savoir ce que j’avais dans le cœur ! Atlantic’s Heart ! »

Des lames de fond s’élevèrent brutalement, entourant la Liche, la coupant de toute retraite. La première attaque était venue de front, celle-là l’environnait de toute part. Les vagues de cosmos s’abattirent sur elle telles des murs aqueux, se fracassant encore et encore, chaque assaut la projetant avec une violence accrue à la rencontre du suivant.

Le cœur de l’Atlantique pulsait infatigable, bouillonnant de la colère d’Earramë. Au-delà de son déferlement, le corps inerte de celle qui était tombée en défendant son temple l’accusait du secours trop tardif pour avoir été salvateur qu’elle avait voulu lui porter. Mais au milieu de la tourmente, la Liche refusait de se laisser définitivement emporter. Deldùwath réapparut. Elle tendait à bout de bras vers la Commandant de l’Atlantique Nord un disque noir où évitaient de se refléter les embruns déchaînés. Les flots continuaient de s’abattre sur elle, arrachant les dernières parcelles de son Alcarinquë, brisant et rebrisant ses membres, purifiant sa chair morte qui fumait en se dissolvant peu à peu.

« Je meurs pour la deuxième fois, lâcha-t-elle en tirant la langue dans un rictus dément. Mais je ne partirai pas sans te faire un dernier cadeau, femme sans peur… Tu vas crever salope ! Crever de toutes les peurs dont je me suis nourrie auparavant ! Dead Souls’s Mirror ! »

Earramë puisa les dernières ressources en elle pour monter à son paroxysme la puissance qu’elle avait libérée. Mais les vagues refusèrent de s’interposer devant le disque noir. La Liche s’évaporait, mais une terreur sans nom continuait d’avancer à la rencontre du Dragon des Mers, alors que lointaine, s’élevait la musique d’un orgue macabre…

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